On entend parler de réforme et de relance de l’UE depuis pratiquement sa création. Et cela dit combien ce sujet est complexe si on veut sérieusement s’y attaquer dans un esprit de réalisme et sans céder à la tentation de verser dans l’affrontement des oppositions idéologiques.
Accroître son rôle au niveau des relations internationales, semblerait utile aujourd’hui. Mais il ne faut pas négliger le fait que l’on raisonne sur une entité hybride et objectivement unique. Jusqu’à présent, l’Union européenne a pu produire certains résultats, mais les déficiences sont nombreuses et évidentes. Ainsi faut-il réfléchir et s’engager dans une logique de réforme intelligente en impliquant les différents corps intermédiaires compétents. Notre objectif est vraiment très ambitieux. Et quel que soit le chemin que l’on choisisse pour l’atteindre, cela devra passer par la décision finale des citoyens.
Parler de l’Europe et donc de l’Union européenne, de ses perspectives de relance et de réforme, est devenu difficile. D’une part, parce que la société politique aborde trop souvent ce sujet de manière idéologique et d’autre part, parce que les citoyens européens eux-mêmes, ne comprennent rien à l’enchevêtrement des dynamiques politiques, économiques, juridiques et émotionnelles et maitrisent encore moins les mécanismes institutionnels. En outre, les discussions politiciennes risquent de paraître ennuyeuse, car elles ne se sont jamais arrêtées depuis la création du projet Européen.
Ces derniers temps, il y a eu énormément d’annonces politiques, de réalisations certainement utiles, d’affirmations générales et d’une profusion de suggestions. Il serait bon de sortir de la cacophonie et aussi d’éviter de nous enfermer dans les sujets d’actualité, les interventions trop focalisées sur tel ou tel problème, en perdant de vue la cohérence du cadre d’ensemble et un ordre de priorité valable à long terme.
Il est indispensable de ne pas rester prisonniers d’oppositions et de postures idéologiques. Par exemple, accroître le rôle de l’UE, influer sur le rôle des États, ne semble pas apporter une vision claire en opposant des conceptions dites souverainistes versus pro-européennes, mais il n’est pas acquis que la dichotomie soit radicale : Les deux visions pourraient converger sur l’utilité d’une Union plus efficace, en débattant de ses compétences.
La qualité de la proposition historique de Schuman
L’Union européenne est une entité composite, objectivement singulière. À son origine, il y a l’audace et le pragmatisme de Robert Schuman qui, en tant que ministre français des Affaires étrangères, accomplit un acte politique concret. Le 9 mai 1950, précisément le jour du cinquième anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie, au lieu de la célébrer, il propose formellement à l’ennemi d’hier et aux autres nations européennes de « [… ] placer l’ensemble de la production […] de charbon et d’acier sous une commune Haute Autorité, dans le cadre d’une organisation […] » qui, moins de douze mois plus tard, deviendra la CECA. Ses mots clés étaient : paix, solidarité, développement économique et fusion des marchés, dans la perspective d’une « Fédération européenne » (avec une majuscule, dans le texte écrit, pour souligner la solennité du but). En 1957, lui succède le traité de Rome créant la CEE et qui sera modifié à plusieurs reprises, pour marquer l’intensification d’une collaboration poursuivie jusqu’à l’UE actuelle, en élargissant tant les compétences que le nombre des membres, de six initiales à vingt-sept.
Il n’y a aucun doute sur la qualité du point de départ : les idées étaient réalistes, organisées et clairvoyantes ; les valeurs fondatrices sont donc encore valables. La proposition Schuman a germé et porté ses fruits parce qu’elle offrait des réponses aux besoins du moment et aux besoins futurs. Elle a obtenu des résultats positifs immédiats et durables parce qu’elle était comprise par les gouvernements et les personnes.
Plus de soixante-dix ans se sont écoulés depuis lors, il y a eu un processus d’intégration effectif et structuré entre les États européens et le bilan synthétique peut se résumer en trois points. Premièrement, il n’y a plus eu de guerres entre les pays adhérents, contrairement aux siècles précédents et, comme nous le voyons dans la triste actualité, elles persistent sur notre continent. Deuxièmement, pour ceux qui vivent sur le territoire de l’UE, la qualité de vie globale est devenue meilleure, en moyenne – que dans de nombreuses autres régions du monde. Troisièmement, l’objectif de la « Fédération », c’est-à-dire de partager avec les « peuples européens » une dimension politique explicitement évoqué par Schuman, n’a pas été atteint, car les institutions européennes ont préféré imposer cette dimension de manière implicite par sa bureaucratie, ce qui la rend caduque aux yeux des citoyens européens.
Union hybride
Cette asymétrie flagrante des résultats, qui s’avère plus découplée dans les détails, peut aider à expliquer pourquoi on s’interroge fréquemment sur la façon de redonner un élan nouveau à l’Europe. En substance, on a mené une œuvre – pas simple, pas garantie a priori – de pacification cruciale dans les relations interétatiques, de coopération économique inclusive, d’harmonisation juridique et législative, de capacité de prendre des décisions ensemble. Mais la voie d’une véritable union « politique » ne s’est pas engagée de manière explicite, sans équivoque et en totale transparence.
Ainsi, à ce jour, un fort souhait des origines, de la construction européenne, est demeuré un ressort totalement désavoué. C’est-à-dire qu’en consolidant la paix et en amalgamant les économies entre les différents pays adhérents, presque automatiquement, on arriverait à leur unification même politique. Dans la réalité historique, cependant, les raisons de l’échec à atteindre l’objectif ambitieux sont imputables, en dernière analyse, à l’absence de volonté unanime des différents gouvernements successifs dans les États membres de l’Union européenne.
L’UE a une importance éminente, mais elle n’a pas de constitution conforme aux canons classiques. Ce n’est ni une fédération ni une confédération : c’est une sorte d’hybride, difficile à définir et compliqué à illustrer. Au fil des ans, une forme singulière de collaboration articulée et polyédrique, mais délimitée, s’est réalisée. Les États membres évaluent, par le biais d’institutions communes, du bien-fondé de la perte de souveraineté, à travers les traités successifs.
L’Europe est très présente dans notre quotidien : nous le voyons tout le temps, mais nous comprenons rarement bien ses mesures ou ses procédures délibératives. L’UE nous semble parfois omniprésente, parfois absente et nous savons rarement pourquoi. Un grand nombre de citoyens n’en comprennent pas le sens, au contraire, ils sont laissés dans une grande confusion. Il en résulte des réactions discordantes et fluctuantes : bref, il y a une grande méfiance et une mauvaise identification des actions de l’UE rarement jugées positivent et plutôt négativement. Un contexte qui est dangereux pour la démocratie qui exige une prise de conscience éclairée et de la transparence.
Cela n’aide pas le langage de ceux qui exercent des responsabilités politiques, représentatives ou gouvernementales et de nombreux commentateurs qui, souvent, se réfèrent à l’Union européenne à la troisième personne. L’adhésion convaincue à un projet – à plus forte raison parce qu’elle est toujours en cours – exige un mélange de rationalité et d’enthousiasme. Pour susciter les deux, l’expérience enseigne qu’il faut des guides crédibles (ou des leaders, dans le terme anglais couramment utilisé). En outre, il faut être capable de sensibiliser, d’organiser des débats et des échanges d’évaluations qui attirent l’attention, expliquent et, si nécessaire, provoquent. Il faut s’adresser à un grand nombre de personnes et ce n’est pas facile du tout. Il suffit de penser que l’initiative de l’UE annoncée lors de la conférence sur l’avenir de l’Europe, qui s’est conclue en mai 2022, a impliqué au total environ 0,1 % des Européens : une faible participation qui frappe.
Il faut donc surmonter une apparente indifférence enracinée. Les corps intermédiaires semblent avoir déserté ce champs politique. Pourtant l’activité de l’UE les concerne de près et leur devenir encore plus : des partis aux mouvements d’opinion, des associations patronales, des entreprises et des syndicats de travailleurs, des associations environnementales aux associations de protection des consommateurs ; de la galaxie multiforme des cercles de réflexion aux organisations sociales. L’arène est potentiellement d’envergure européenne et en soi transnationale, donc plutôt nouvelle et stimulante. Mais les corps intermédiaires voudront-ils et sauront-ils se mobiliser et s’investir ? Et ici, nous revenons à la question de leur leadership respectif et de leur capacité de vision à longs termes.
Comment traiter les traités
Si nous voulons engager notre réflexion dans un nouveau cycle vertueux, il serait opportun de nous poser les bonnes questions, soit individuellement, soit en nous confrontant avec d’autres. La taille, le poids politique, la défense, la compétitivité et la force économique, au sens large, des différents États européens peuvent-ils préserver aux générations présentes et futures, une prospérité croissante, au moins comparable à celle des générations précédentes ?
Un réseau de collaborations, même intenses et/ou d’alliances de type traditionnel suffirait-il à la renforcer ? Si nous voulions compter pleinement sur l’Union Européenne, comment faudrait-il la réorganiser pour qu’elle fonctionne au mieux et qu’elle soit en mesure d’intervenir sur un pied d’égalité avec les grandes puissances qui, dans le monde, sont protagonistes dans les relations internationales ? Comment recalibrer les règles de décision et la répartition des compétences au sein de l’UE, pour obtenir le véritable consensus conscient des citoyens et rendre son action juste et efficace, en éliminant les intrusions inutiles conformément à ses préceptes fondamentaux de subsidiarité, la proportionnalité et la loyauté mutuelle entre l’organisation centrale de l’UE et les États membres ?
Si la réponse aux deux premières questions est négative, alors pour donner un sens aux deux autres, nous devons aborder la question des réformes nécessaires à l’UE. À cet égard, nous pouvons dire que nous devons trouver les réponses à ces deux questions prioritaires, étroitement liées : quelles sont les réformes à entreprendre dans le système de l’UE et si, pour ce faire, on peut opérer dans le cadre des traités en vigueur ou s’il est préférable ou impératif, de les modifier par l’une des procédures prévues à cet effet. Les deux voies nécessitent des négociations, jamais faciles, entre les États membres, mais la conclusion est plus aléatoire dans la seconde, puisqu’elle inclut un processus de ratification inévitable dans chaque État, parfois avec un vote des citoyens lors d’un référendum.
Notre position est que beaucoup de choses peuvent être faites sans amender les traités en vigueur, mais nous ne considérons pas logique ou sage d’éviter leur révision qui est la voie fondamentale pour obtenir des réformes substantielles. Nous défendons ce point de vue surtout parce que, si l’on veut faire des pas décisifs dans l’évolution de l’Union Européenne, on ne devrait pas omettre d’aborder le point central de la gouvernance effective et – enfin – en identifier la configuration constitutionnelle.
Nous savons bien que les positions des États (et à l’intérieur de ceux-ci) divergent en la matière et qu’une entente semble délicate à obtenir, mais les difficultés seraient les mêmes pour obtenir des changements dans le système actuel de l’UE. Un nouveau traité, explicite sur le thème constitutionnel, nous semble nécessaire même s’il pourra être une source de division et que certains États pourraient le rejeter. Si cela se produit, sans l’unanimité requise, viendra donc le dilemme de choisir s’il faut arrêter ou aller de l’avant avec ceux qui y sont prêts. Donc, une fracture est possible et il faudra s’y préparer, en démontrant la capacité politique pour y faire face.
L’esprit à retrouver est précisément celui du début des années 1950. Dans les circuits politiques et gouvernementaux de l’époque, il y eut de vives divergences, mais les six fondateurs n’hésitèrent pas et lancèrent la première expérience, révolutionnaire pour l’époque. Il était inévitable qu’ils laissent ouvert le choix de la structure stable finale, la plaçant dans une perspective d’avenir indéfinie, avec l’alternative entre fédéralisme ou confédéralisme. Il faut maintenant lancer ce projet de réforme qui apporte de la clarté sur ce point. Les modèles auxquels on peut s’inspirer, sont connus et la littérature est abondante. Il faut bannir les diatribes trompeuses et les formules trompeuses. Il ne suffit pas non plus d’intervenir sur des aspects particuliers et spécifiques, même s’ils sont importants : l’UE peut aider les Etats membres sans se substituer à eux. Il faut réfléchir à une architecture plus subsidiaire et définitive pour l’Europe que nous voulons et qui soit reconnaissable par tous.
Nous pensons que, pour bien orienter la démarche, il faudrait suivre la boussole en recherche du bien commun qui permettrait une plus grande efficacité, et intelligibilité du système pour mieux définir le projet d’Union Européenne, en le projetant dans le long terme. Il faut sortir de l’anesthésie générale et de la torpeur injustifiée, fruits des discours abstraits et idéologiques. Avec courage, il faut ramener le projet de réforme de l’UE dans l’arène politique, comme l’avait fait en son temps Robert Schuman.
En conclusion, nous pensons qu’il faudra un nouveau traité qui complète ou remplace les traités existants et qui soit univoque dans l’option d’une forme constitutionnelle claire. Enfin, il nous semble important que les citoyens, chaque personne, aient le dernier mot : quelle que soit l’option retenue, il faudra ensuite soumettre à un référendum au suffrage universel parmi les Européens, précédé d’une campagne détaillée d’information et d’un vrai débat contradictoire.