Une Europe au service des souverainetés nationales 

Pour une mondialisation au service du bien commun

Plutôt qu’au crépuscule de la mondialisation, nous assistons à la déclinaison du modèle historique pour un modèle plus sélectif et plus vigilant. Dans un monde multipolaire et asymétrique, avec des tendances protectionnistes et des guerres commerciales menées par les superpuissances. Chine en tête. La montée des frissons, et notamment la guerre en Ukraine, doit conduire l’Union Européenne à adopter des positions partagées comme moyens de lutte contre l’urgence énergétique et, plus généralement, contre le problème de l’approvisionnement en matières premières. L’UE doit rechercher un protagonisme réaliste qui pourrait définir la nouvelle politique du Vieux Continent. Comme sujet retrouvé, constructif, ambitieux, fort et relationnel. Au nom et pour le compte des différentes souverainetés nationales à reconquérir.

Ou en est la globalisation ?

Après des décennies caractérisées par une croissance du commerce international, une forte intégration des marchés, le transfert de biens, de capitaux et de services avec la délocalisation des productions vers des pays à faible coût de main-d’œuvre, Depuis quelques années déjà, on assiste à un renversement de tendance qui a permis de croire à la fin de la mondialisation.

La crise financière mondiale de 2008, les ruptures des chaînes d’approvisionnement causées par la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine et les mesures protectionnistes respectives, ont accéléré la tendance vers ce qui n’est en réalité qu’un ralentissement de la mondialisation, qui prend d’autres caractéristiques.

Le processus de mondialisation a historiquement suivi des phases cycliques à partir du milieu du XIXe siècle, grâce aux progrès de la technologie et des transports jusqu’à la Première Guerre mondiale avec un ralentissement entre les deux guerres, avec la Grande Dépression de 1929 et une reprise progressive après la Seconde Guerre mondiale.

Il convient de noter que la mondialisation économique, exprimée par le rapport entre la valeur des échanges – importations et exportations – et le PIB mondial, a atteint son plus haut niveau au cours de la première décennie des années 2000, 31 % en 2008 contre 20 % les années précédentes.

La période comprise entre la fin des années 1990 et la première décennie du nouveau millénaire a donc représenté une période d’hypermondialisation caractérisée par une libéralisation généralisée des échanges de biens et de services, de l’émergence des institutions multilatérales, avec l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, qui ouvrait un immense marché, avec les chaînes d’approvisionnement mondiales, et une croissance sans précédent du commerce international par rapport au PIB.

Au cours des années qui ont suivi la crise de 2008, le rapport entre le commerce mondial et le PIB a continué de croître, à un rythme plus lent que les années précédentes, jusqu’à l’année 2020, qui, avec la crise du Covid-19, a marqué une nette contraction. Mais déjà en 2021, il y a eu un « rebond » avec une augmentation de 10% par rapport aux niveaux pré-Covid.

Les données fournies par le Fonds monétaire international et la CNUCED indiquent cependant qu’après le rebond de 2021, l’augmentation des échanges – en 2022 et au début de 2023 – tend à être plus faible, avec une croissance du volume des échanges estimée à 1,7%, inférieur à la progression des années précédentes. Cette tendance concerne les marchandises et non les services pour lesquels les échanges continuent à progresser.

Certains analystes ont constaté que le simple rapport agrégé entre les flux commerciaux et le PIB ne suffit pas à saisir toutes les nuances du phénomène et que le commerce international a augmenté de manière plus sensible pour la zone euro et les États-Unis, par rapport à la Chine, où les exportations ont diminué au profit de la croissance intérieure.

Ces données, selon les experts, sont en grande partie influencées par la croissance et la baisse subséquente du commerce chinois et par la capacité accrue d’absorption de la production intérieure par ce pays.

Les progrès de la technique, de la technologie d’impression 3D et de la robotique peuvent également contribuer à la réduction des échanges et des chaînes de valeur mondiales, qui réduiront les flux d’échanges de produits manufacturés traditionnels et l’externalisation des processus de production, en déplaçant les investissements vers le transfert de données et d’actifs incorporels. La baisse de la population dans les pays industrialisés peut également avoir un impact négatif sur la réduction des flux commerciaux.

Mais il est évident que, par rapport aux années d’or de l’hypermondialisation, il y a eu un ralentissement des tendances d’intégration économique et financière au niveau mondial, qui a été défini par le terme slowbalization. On parle aussi de newbalization pour désigner les nouvelles formes de mondialisation qui voient une augmentation des flux transfrontaliers de services, de données et d’activités numériques face à une contraction des échanges de biens « matériels ».

À la fin des années 1990, dans un monde encore unipolaire et relativement stable, la mondialisation reposait sur l’interdépendance et sur une division internationale du travail qui est devenue facteur de développement dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. On comptait sur le marché pour l’efficacité. Mais elle a été en quelque sorte victime de son succès puisque dans de nombreux pays occidentaux, un malaise croissant s’est produit avec des phénomènes de marginalisation et de frustration de la part de ceux qui se considéraient plus comme victimes que bénéficiaires, les « laissés pour compte » particulièrement aux États-Unis mais aussi en Europe.

Mais la plus grande différence par rapport à la fin des années 1990 est que le cadre géopolitique a changé, avec un scénario international devenu beaucoup plus fragmenté et instable. A émergé dans ce cadre des tendances protectionnistes croissantes aux États-Unis et en Chine, qui ont engagé une véritable guerre commerciale très dure.

Il suffit de penser au Chips and Science Act, qui vise à assurer un rôle de leader des États-Unis dans les semi-conducteurs et d’autres domaines cruciaux tels que les nanotechnologies, l’intelligence artificielle et l’énergie verte; à l’interdiction de l’exportation de composants de haute technologie vers la Chine et donc vers l’IRA, la Inflation Reduction Act, Il s’agit de mobiliser 370 milliards de subventions pour les entreprises du secteur de la transition numérique et des voitures électriques, ce qui a également provoqué de nombreuses tensions avec l’Europe. Pour sa part, la Chine, qui applique une planification centralisée stricte de l’économie, poursuit également l’objectif d’un leadership dans les industries de haute technologie, notamment dans les secteurs des semi-conducteurs, des panneaux solaires, des véhicules électriques, à travers diverses initiatives telles que le « Made in China 2025 » qui prévoit des investissements massifs dans le secteur de l’innovation et des énergies renouvelables. Parmi les mesures prises récemment en réponse à l’interdiction américaine d’exporter vers la Chine des technologies sensibles, celle-ci a pris des mesures visant à interdire l’exportation d’aimants de terre rare, tels que le néomidium et le cobalt samarium, pour lesquels la Chine détient le quasi-monopole de la production mondiale et qui sont utilisés dans les secteurs de haute technologie les plus variés tels que les voitures électriques, l’aéronautique militaire, la téléphonie mobile, les éoliennes, etc.

Une UE « subsidiaire » au service des souverainetés nationales des pays membres ?

Au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine, le Conseil européen, lors de sa réunion informelle à Versailles les 10 et 11 mars 2022, a adopté une déclaration dans laquelle, condamnant fermement l’agression de la Russie, affirmait sa détermination à aller plus loin dans la construction de la souveraineté des pays membres de l’UE afin de renforcer les capacités de défense, de réduire les dépendances énergétiques, de construire une base économique plus solide. Les matières premières critiques, la diversification des chaînes de valeur d’approvisionnement dans le secteur des semi-conducteurs par le biais d’une réglementation européenne appropriée et de technologies numériques figurent parmi les secteurs clés pour traiter les dépendances stratégiques, y compris l’intelligence artificielle. Le Conseil européen entend également poursuivre une politique commerciale ambitieuse, dans un contexte multilatéral et à travers les accords commerciaux, et réaliser « instruments visant à contrer les effets de distorsion des subventions étrangères sur le marché unique, à protéger contre des mesures coercitives de pays tiers et à garantir la réciprocité dans l’ouverture des marchés publics avec les partenaires commerciaux ».

En tant que législateur continental, l’Union européenne a la possibilité de manière « subsidiaire », d’influer sur les normes internationales dans certains domaines décisifs pour la nouvelle mondialisation tels que la décarbonation de l’économie et l’intelligence artificielle. Le Règlement européen sur le Mécanisme d’ajustement approprié du carbone aux frontières (CBAM – Carbon Border Adjustment Mechanism), a une portée extraterritoriale avec l’objectif de prévenir le risque de Carbon Leakage, donc la concurrence déloyale des importations en provenance de pays aux normes environnementales plus laxistes.

La directive sur la « diligence raisonnable des entreprises en matière de durabilité », initiative législative du Parlement européen, vise à introduire des obligations de diligence dans les activités économiques des entreprises et des multinationales quant à leur impact sur les droits de l’homme et l’environnement.

L’ »Anti-Coercion Instrument », instrument européen destiné à protéger l’Union européenne et ses États membres contre la coercition économique de pays tiers, revêt une grande importance.

La proposition de règlement sur les matières premières critiques, adoptée par la Commission européenne le 23 mars 2023, vise à garantir des chaînes d’approvisionnement sûres, diversifiées et durables pour les matières premières essentielles à la transition écologique et numérique, comme la production d’énergie éolienne, le stockage d’hydrogène et les batteries. L’UE dépend à 75 % d’un groupe restreint de pays pour l’accès aux matières premières critiques.

En outre, le Parlement européen et le Conseil sont récemment parvenus à un accord qui devrait aboutir prochainement à l’adoption formelle du « Chips Act », la loi européenne sur les semi-conducteurs, secteur crucial pour la transformation numérique, où l’Europe détient actuellement une part de marché inférieure à 10 % sur le marché mondial, l’objectif étant d’atteindre au moins 20 % du marché d’ici 2030, grâce à un investissement public et privé de 43 milliards d’euros et à la création de centres d’excellence au niveau européen.

Enfin, d’une grande importance, l’ adoption du « Artificial Intelligence Act », le règlement européen sur l’intelligence artificielle, avec lequel l’Europe, face au modèle chinois du strict contrôle de l’État et celui ultra-libéral des États-Unis basé sur le marché, entend créer un « écosystème de confiance « pour les systèmes d’intelligence artificielle au moyen d’un cadre juridique uniforme, conformément aux valeurs et aux droits constitutionnels de l’Union. En cela, l’Europe entend également trouver des points de convergence avec d’autres pays industrialisés comme le Japon et la Corée du Sud.

Les accords de libre-échange de nouvelle génération conclus par l’UE avec des pays tiers contiennent des dispositions sur le développement durable, le respect des conventions internationales du travail, le respect de la dignité humaine et des droits de l’homme. Le Parlement européen, qui exerce depuis le traité de Lisbonne un pouvoir de ratification de tous les accords internationaux, a insisté pour rendre ces accords de plus en plus inclusifs, en affirmant le principe selon lequel les conditions dans lesquelles les biens et les services sont produits en termes de droits de l’homme, de travail et de développement social sont aussi importantes que les échanges eux-mêmes.

Par l’interaction entre les instruments de politique commerciale et ses politiques internes, l’Union européenne exerce donc un pouvoir « normatif » capable d’imprimer une vision européenne au processus de mondialisation et d’assurer une égalité de conditions, « une réciprocité » avec ses partenaires.

L’UE peut-elle inspirée un modèle de mondialisation heureuse ?

Ainsi la phase actuelle de ralentissement peut donc représenter une grande opportunité pour réfléchir sur le type de mondialisation que l’on entend réaliser et pour rendre le processus de mondialisation plus inclusif à travers des politiques sociales adéquates et avec une plus grande attention aux effets redistributifs

Les données les plus récentes sur la pauvreté, fournies par la Banque Mondiale nous disent ensuite que, actuellement, environ 700 millions de personnes vivent dans des conditions d’extrême pauvreté dont 60% dans les pays d’Afrique subsaharienne. Parmi ceux-ci, beaucoup de nouveaux pauvres suite aux  dernières crises climatiques et sanitaires , à la guerre en Ukraine et à d’autres conflits en cours dans le monde.

Il est difficile qu’un discours crédible sur la mondialisation ne regarde pas aussi ces réalités.

Le pape François, devant le Parlement européen, avait justement exhorté l’Europe à devenir une « référence pour l’humanité »

Avec l’IEP nous estimons également que l’Union européenne a une tâche importante à accomplir, car elle doit témoigner dans ce monde sans repères, d’un engagement politique collectif particulier et indépendant, né du sens et de la conscience au regard de son héritage chrétien, comme l’avait ses fondateurs pour rechercher le bien commun.

Une mondialisation qui ne dépend que des mécanismes du marché, ou des intérêts des superpuissances et qui ne devient pas une « relation vraiment bienfaisante », risque de devenir stérile, injuste et le ferment à des conflits mondiaux sans précédents.

Remettre la dignité de la personne au centre du nouveau processus de mondialisation pour récupérer des espaces d’humanité et de partage, peut représenter la nouvelle mission de l’Europe pour les prochaines années et défendre l’idéal de Paix auquel chaque personne aspire.

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